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Les Déracinés, titre du premier roman de Catherine Bardon, ce sont Almah et Wilhelm, couple de Juifs d'Autriche qui fuient les persécutions antisémites, le cœur lourd, en décembre 1938. En abandonnant leur appartement et en prenant un train pour la frontière, ils laissent derrière eux une vie viennoise qu'ils ont connue raffinée et étincelante d'insouciance. S'ils échappent ainsi à la déportation et à une mort quasi-certaine, c'est le début de leur errance. Aucun pays ne veut des Juifs d'Europe dans les années 30, et le jeune couple habitué jusqu'à peu à un grand standing se retrouve ballotté avec son petit garçon de camps de transit glacials et surpeuplés à une mise en quarantaine imposée sur Ellis Island.
Aucun pays ne veut d'eux, sauf un: Trujillo, dictateur faisant régner la terreur en République dominicaine, propose d'accueillir 100 000 Juifs sur son territoire à l'issue de la conférence d'Évian. Il a encore sur les mains le sang du massacre du "Persil" au cours duquel des dizaines de milliers d'immigrés haïtiens furent massacrés en 1937. Sa proposition est pourtant sérieuse. Elle vise à lui racheter une certaine respectabilité diplomatique, et à ses yeux, c'est une entrée de sang blanc au sein d'une population dont il rêve d'effacer les origines, honteuses à ses yeux, liées à l'esclavage, la déportation depuis l'Afrique et le joug colonial.
Almah et Wilhelm deviennent donc bénéficiaires de la politique de Trujillo. Après avoir été refoulés des États-Unis qui était leur projet de destination initiale en vue de retrouver une partie de leur famille, ils atterrissent à Sosua, sur la côte nord du pays. Ils sont chargés d'y fonder une colonie avec la communauté de réfugiés juifs qui s'y forme au fil des arrivées. D'une friche abandonnée, ils feront un village, puis une ville prospère, grâce à l'agrément des autorités locales, qui en persécutent d'autres mais les accueillent eux. Ils s'établissent aussi grâce à l'aide financière du Joint, une organisation humanitaire juive américaine qui joue le rôle de recruteur actif parmi les réfugiés en quête d'un asile et d'intermédiaire auprès du dictateur.
Cet exil basé sur des faits réels et campé dans un contexte historique bien documenté donne toute la mesure de la violence vécue par les personnages principaux: fringant journaliste culturel dans la Vienne de la Belle époque, contemporain de Freud et de Zweig, Wilhelm doit troquer la carrière intellectuelle et mondaine que la vie semblait lui avoir promis contre une existence de labeur rural en collectivité sous des tropiques dont il ignorait jusque-là l'existence. Almah, grande bourgeoise émancipée et dentiste interdite d'exercice car juive, s'en sort un peu mieux dans l’apprivoisement de leur nouvelle situation. Le poids de leur avenir volé les atteindra pourtant tous les deux, chacun à sa manière. Contraints de s'adapter à cette vie qu'ils n'ont pas choisie, les coups du sort les atteignent d'autant plus douloureusement qu'ils sont coupés de leur communauté d'origine, elle-même coupée de son droit à vivre...
Faire le deuil de ses projets de jeunesse, se passer des repères culturels et familiaux, transposer son identité et l'adapter à un contexte radicalement différent, fonder une famille et une culture avec toutes ces données nouvelles, donner un sens aux nouvelles parvenues d'Auschwitz, composer une attitude intellectuellement supportable mais politiquement viable face à la dictature à laquelle ils doivent leur salut... tels sont les défis qui les attendent.
Un roman puissant, où souffle un vent de folie humaine, d'espoir et de quête de sens, qui n'est pas sans rappeler la situation de nombre de réfugiés d'aujourd'hui. Par une Française amoureuse de la République dominicaine.
Les Déracinés, Catherine Bardon, édition les Escales, 2018, 611 p.