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23 janvier 2019 3 23 /01 /janvier /2019 19:07

Les Déracinés, titre du premier roman de Catherine Bardon, ce sont Almah et Wilhelm, couple de Juifs d'Autriche qui fuient les persécutions antisémites, le cœur lourd, en décembre 1938. En abandonnant leur appartement et en prenant un train pour la frontière, ils laissent derrière eux une vie viennoise qu'ils ont connue raffinée et étincelante d'insouciance. S'ils échappent ainsi à la déportation et à une mort quasi-certaine, c'est le début de leur errance. Aucun pays ne veut des Juifs d'Europe dans les années 30, et le jeune couple habitué jusqu'à peu à un grand standing se retrouve ballotté avec son petit garçon de camps de transit glacials et surpeuplés à une mise en quarantaine imposée sur Ellis Island.

Aucun pays ne veut d'eux, sauf un: Trujillo, dictateur faisant régner la terreur en République dominicaine, propose d'accueillir 100 000 Juifs sur son territoire à l'issue de la conférence d'Évian. Il a encore sur les mains le sang du massacre du "Persil" au cours duquel des dizaines de milliers d'immigrés haïtiens furent massacrés en 1937. Sa proposition est pourtant sérieuse. Elle vise à lui racheter une certaine respectabilité diplomatique, et à ses yeux, c'est une entrée de sang blanc au sein d'une population dont il rêve d'effacer les origines, honteuses à ses yeux, liées à l'esclavage, la déportation depuis l'Afrique et le joug colonial.

Almah et Wilhelm deviennent donc bénéficiaires de la politique de Trujillo. Après avoir été refoulés des États-Unis qui était leur projet de destination initiale en vue de retrouver une partie de leur famille, ils atterrissent à Sosua, sur la côte nord du pays. Ils sont chargés d'y fonder une colonie avec la communauté de réfugiés juifs qui s'y forme au fil des arrivées. D'une friche abandonnée, ils feront un village, puis une ville prospère, grâce à l'agrément des autorités locales, qui en persécutent d'autres mais les accueillent eux. Ils s'établissent aussi grâce à l'aide financière du Joint, une organisation humanitaire juive américaine qui joue le rôle de recruteur actif parmi les réfugiés en quête d'un asile et d'intermédiaire auprès du dictateur.

Cet exil basé sur des faits réels et campé dans un contexte historique bien documenté donne toute la mesure de la violence vécue par les personnages principaux: fringant journaliste culturel dans la Vienne de la Belle époque, contemporain de Freud et de Zweig, Wilhelm doit troquer la carrière intellectuelle et mondaine que la vie semblait lui avoir promis contre une existence de labeur rural en collectivité sous des tropiques dont il ignorait jusque-là l'existence. Almah, grande bourgeoise émancipée et dentiste interdite d'exercice car juive, s'en sort un peu mieux dans l’apprivoisement de leur nouvelle situation. Le poids de leur avenir volé les atteindra pourtant tous les deux, chacun à sa manière. Contraints de s'adapter à cette vie qu'ils n'ont pas choisie, les coups du sort les atteignent d'autant plus douloureusement qu'ils sont coupés de leur communauté d'origine, elle-même coupée de son droit à vivre...

Faire le deuil de ses projets de jeunesse, se passer des repères culturels et familiaux, transposer son identité et l'adapter à un contexte radicalement différent, fonder une famille et une culture avec toutes ces données nouvelles, donner un sens aux nouvelles parvenues d'Auschwitz, composer une attitude intellectuellement supportable mais politiquement viable face à la dictature à laquelle ils doivent leur salut... tels sont les défis qui les attendent.

Un roman puissant, où souffle un vent de folie humaine, d'espoir et de quête de sens, qui n'est pas sans rappeler la situation de nombre de réfugiés d'aujourd'hui. Par une Française amoureuse de la République dominicaine. 

Les Déracinés, Catherine Bardon, édition les Escales, 2018, 611 p.

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13 mars 2018 2 13 /03 /mars /2018 17:56
Livre - La bible du camping car

Le camping-car, un truc de vieux ? Ou la quintessence de l'adaptation en terrain immobilier hostile ?

Pour le Britannique Martin Dorey, écrivain et auteur d'un blog sur le sujet, la question ne se pose pas. Son van, comme il dit, c'est sa liberté, ce qui lui permet de tenir pendant qu'il travaille comme cadre moyen la semaine et ce qui l'a aidé, lui et les siens, à affronter la grave maladie d'une de ses filles. Il s'échappe avec le week-end, emmenant toute sa petite famille sur les routes verdoyantes de la perfide Albion. Au Royaume-Uni, en effet, l'art local du décalage et un solide attachement à la contre-culture ont fait que posséder un van, ou mieux encore, un combi (ces mignonnes boîtes à sardines bicolores de marque Volkswagen, aujourd'hui de véritables collectors hors de prix qui tranchent un peu avec l'esprit populaire de leurs débuts), c'est cool. A le lire, on peut l'imaginer bondir hors de son van, planche de surf sous le bras et cheveux au vent avant de se jeter dans une eau à 7°C.

Que vous soyez plutôt fourgon aménagé pour la teuf ou adepte du glamping (du camping, sans les inconvéninents), voilà pour vous un guide très accessible, passant en revue les joies et défis du quotidien en camping-car. Parsemé d'un délicieux humour british, l'auteur y retrace les origines du camping-car. Il distille des conseils pétris à l'épreuve du bon sens et des années d'expérience, abordant tous les sujets pratiques: choix de l'engin, couchage, équipements de chauffage, sécurité, législation... sans oublier le sujet de conversation number one pour quiconque a déjà tenté de vivre en nomade: les toilettes.

Dans une version habilement revisitée pour le public français, même si certaines de ses recettes de cuisine laissent un peu sceptique (des toasts au fromage et à la bière ? du café instantané ?), ce guide plein d'adresses est habité par une forte conviction écologique. Le tout avec un ton à la fois sage et léger. "Je n'ai jamais payé la moindre contravention", écrit Martin Dorey, "après avoir argumenté par écrit que je m'étais arrêté pour dormir afin de ne pas risquer un accident".

La bible du camping-car, Martin Dorey, éditions Ouest-France, 2017, 352 p., 34 euros.

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20 janvier 2018 6 20 /01 /janvier /2018 22:43
Livre - la République dominicaine au-delà de la carte postale

A mi-chemin entre le guide touristique et le petit livre d'art, ce joli livre offre un panorama plus complet que ce que l'on peut lire habituellement dans les guides sur la République dominicaine. Véritable invitation au voyage avec sa mise en page léchée et ses belles photos qui laissent rêveur, il offre tout à la fois une présentation accessible du pays région par région, sans se cantonner aux spots touristiques ou aux quartiers coloniaux de la capitale.

Parce que la "Rep' dom" ce n'est pas seulement la plage, le sable chaud et les hôtels tout compris, les attraits touristiques dominicains sont mis en perspective avec quelques zooms et portraits choisis dévoilant des charmes moins connus du pays: fabrication du cigare, carnaval, mines d'ambre, réserves ornithologiques, pétroglyphes précolombiens... amoureux des Caraïbes ou de l'Amérique latine ou simple touriste désireux d'en savoir plus, ce petit livre intelligent rend hommage à ce pays à la vitalité aussi intense que discrète, tout en retraçant à grands traits l'histoire tumultueuse de cette jeune démocratie.

 

République dominicaine, terre métisse, Catherine Bardon et Denis Verneau, éditions Géorama, 2010, 24 euros, 120 p.

Livre - la République dominicaine au-delà de la carte postale
Livre - la République dominicaine au-delà de la carte postale
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21 septembre 2016 3 21 /09 /septembre /2016 00:44

Je suis sûre que tu as un bon fond. Tes yeux, tes attitudes me le disent. Je le vois à la flamme inquiète de ton regard quand tu te fais souci pour quelqu'un. Souvent, tu poses ton poing sur ta hanche et tu appuies ton épaule sur l'embrasure de la porte, le regard pensif. Tu es perfectionniste, tu veux faire les choses au mieux. Sans doute as-tu été recrutée pour ça. En fait, au fond, tu voudrais que tout aille bien, tout le temps, pour tout le monde.Tu ne cherches de poux à personne. Seule ton hygiène maniaque et tes gestes un peu apprêtés en agacent certains mais dans l'ensemble, tu ne t'en prendrais pas à ton prochain. Tu n'as pas de raisons de le faire. Pas de bol, parfois des gens méchants nous entourent. Eux ne se privent pas de faire du zèle. Ils ne se préoccupent absolument pas d'être respectueux et encore moins de ne pas blesser. Ils blessent. Personne ne les arrête. Ils sont scandaleusement impunis. Aujourd'hui, ils ont décidé de s'en prendre à moi. Avant moi, il y en a eu d'autres et après moi, il y en aura d'autres aussi.

J'ai un besoin désespéré que tu témoignes en ma faveur. Qu'au lieu de me dire tout bas ce que tu penses, tu l'écrives, tu le signes et que tu l'envoies. Que tu assumes.

D'un coup je ne te vois plus. Tu n'es jamais là quand je rentre au bureau. Tu évites de me croiser. Quand je t'adresse la parole, il y a toujours quelqu'un à portée d'oreille. Tu es très affairée. Il te faut faire l'inventaire de la trousse de secours et aussi recharger les téléphones, acheter les tickets de bateau pour dans dix jours, changer le ballon d'eau, lire le dernier rapport d'Amnesty International, acheter des goyaves (c'est la saison, dis-tu), désinfecter la maison, trier les stylos qui marchent de ceux qui ne marchent pas...

Subitement, il n'y a plus de soirées dans la maison. Un silence de mort règne quand je m'installe à un ordinateur. Je sens bien que quelque chose se trame. Un jour je te vois sortir du bureau avec ton gros trousseau de clés. Je t'emboite le pas. Entre la dernière porte que tu fermes et la première que tu ouvres pour passer au salon, il devrait s'écouler une minute ou deux tant les clés sont nombreuses et les protocoles complexes. Je t'attrape par l'épaule et tu es bien obligée de répondre. Tu as les yeux baissés, le pavé de la cour semble te fasciner au plus haut point, tout comme la clé du portail que tu cherches en farfouillant frénétiquement dans tes trousseaux qui cliquètent. Alors tant pis, je te tiens par l'épaule. Tu ne te dégages pas. Je te dis enfin, s'il te plaît, peux-tu coucher tes observations par écrit et les envoyer au coordinateur ? Pour moi ? Tu trouves enfin la clé et tu me marmonnes que tu n'auras sûrement pas le temps et tu tournes les talons.

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9 septembre 2016 5 09 /09 /septembre /2016 16:03
Rendez-vous du carnet de voyage de Clermont-Ferrand: préparez-vous pour une moisson de rencontres du 18 au 20 novembre 2016

Alors que l'édition 2016 approche à Clermont-Ferrand, voici ce que j'avais écrit en 2015, en pleins attentats. Ce qui n'a pas découragé les organisateurs, bravo à eux !

16ème rendez-vous du carnet de voyage de Clermont-Ferrand : « l'ouverture au monde gagnera »

« Pourquoi faites-vous un carnet de voyage ? », lance Valérie Aboulker, peintre parisienne, aux participants de son atelier. « Il faut se demander ce que vous allez en faire. Sera-t-il vu, allez-vous le garder pour vous, le montrer ? A qui ? Vos amis, tout le monde ? ». Nous sommes à Clermont-Ferrand, au 16ème Rendez-vous du Carnet de Voyage. Les personnes réunies dans la petite salle, pour la plupart carnettistes débutants ou aguerris, comme on appelle ceux qui pratiquent l'art du carnet de voyage, se pressent autour d'elle. Ainsi Sylvie, psychopédagogue tout juste retraitée, est venue de Marseille pour rencontrer les nombreux artistes présents sur ce salon. « Je pars six semaines par an en Asie », explique-t-elle, « mais j'ai commencé à avoir envie de laisser une trace de mon séjour tardivement, il y a seulement 4 ou 5 ans ».

Découvertes culinaires en Islande et récits graphiques

Qui sont ces gens, (encore) anonymes qui décident de passer des heures à illustrer, mettre en page et parfois publier le récit graphique de leur tour du monde, leurs découvertes culinaires en Islande ou encore leurs impressions de Barcelone ? Trop curieux de l'autre pour pouvoir être qualifiés de simples touristes, non experts officiels des pays où ils se rendent, pas forcément artistes le reste du temps, voyageant à un rythme décalé, ils passent souvent plusieurs mois à l'étranger et s'imprègnent profondément des lieux. En décalage avec le tourisme de masse sans être forcément expatriés, leur regard éclaire d'une lumière intimiste et unique un monde devenu difficilement lisible. Alors que les destinations lointaines sont presque devenues « consommables », eux s'efforcent de donner du sens aux lieux.

Mettez le casque et vous serez au Maroc

Leur rendu prend parfois des formes inattendues, comme les carnets sonores de Kevin Cheylan. Ce Marseillais, oléiculteur, musicien et technicien du son dans le civil, part sur les routes avec un enregistreur et « prend du son au gré de [ses] rencontres ». Puis il en fait un montage, comme d'autres font des collages avec de la peinture et des tickets de métro étrangers. Autour de son stand, tous sont allongés sur des chaises longues, un casque sur les oreilles, les yeux fermés. Voilà une authentique invitation au voyage. « Mettez le casque et selon le numéro que vous choisissez vous serez dans un lieu au Maroc », dit Kevin en abordant ceux qui s'approchent. Une petite carte illustre ces instructions. Je m'affale dans un transat, le carnet sonore numéro 5 sur les oreilles. Quelques minutes plus tard, un homme à la voix douce avec un accent arabe m'explique ses liens de parenté avec les habitants du village voisin. Je serais presque tentée d'entrer dans la conversation, captée au cours d'une soirée. Puis j'entends quelqu'un en train de fabriquer une brique. Les coups, sourds, résonnent sur la pierre. Je suis déjà ailleurs.

Kevin Cheylan aime, comme il décrit lui-même, « pointer ce qui ne va pas dans un monde qui ne va plus, sans pour autant ne montrer que la noirceur des choses ». Ainsi le carnet sonore « Tombouctou la mystérieuse », réalisé lors de son séjour de deux ans au Mali, où il a monté une chambre d'hôte avant d'être « chassé du pays par AQMI », mêle bruits de rue, chants et extraits de journaux d'information. C'est après avoir terminé 3ème en 2012 et 2ème en 2013 du concours Apaj Libération pour ses reportages sonores que Kevin Cheylan a décidé de se lancer chaque année dans la réalisation d'un carnet sonore. On peut écouter sur https://soundcloud.com/carn-ttiste-voyageur ces insolites fragments auditifs qui, venus de contrées proches ou lointaines, portent ceux qui les écoutent dans une chatoyante apesanteur.

Faire allégeance au système D

La même vocation anime Céline Desmoulières, paysagiste de profession. Ses carnets de voyage sont la trace matérielle de « longs breaks » dans sa vie parisienne, mais également une source d'inspiration « artistique et professionnelle ». Au début, ils restaient chez elles, puis « un ami, atteint de mucoviscidose, m'a forcée à les montrer pour lui raconter, car lui ne pouvait pas voyager. Je me suis prise au jeu en les publiant sur un blog (www.celleinbrazil.over-blog.com), et cela a modifié ma manière de faire des carnets ». Son ami est décédé depuis, Céline a continué ses carnets. Après un premier séjour de sept mois au Brésil pour apprendre le portugais, langue qu'elle « adore », elle rentre en France et travaille à une filiale d'une grande entreprise. Le retour au pays est rude. « J'ai lâché mon boulot car je ne voulais pas passer du côté obscur de la force », avoue-t-elle. Et de repartir au Brésil avec une amie, licenciée économique, qui décide d'utiliser sa prime de licenciement pour voyager. Céline loue le « système débrouille » auquel elle a fait allégeance : « quand tu n'as pas d'argent, tu te débrouilles autrement : moi, pour gagner ma vie, j'ai été amenée à donner des cours d'aquarelle à l'Alliance française au Brésil, ou à constituer ma cagnotte de voyage en vendant mes meubles sur le bon coin ».

Se confronter à l'altérité

L'édition 2015 des Rendez-vous du carnet de voyage rend hommage à Michel Renaud, l'un des quatre fondateurs de ce qui s'appelait au départ la biennale du carnet de voyage, assassiné lors des attentats de Charlie Hebdo en janvier 2015. « Le contexte nous rattrape », disent doucement Pierrette Viel et Eric Gauthey, deux des membres du quatuor original, le soir du 14 novembre. « Mais le voyage, comme dit le proverbe, c'est partir plein de préjugés et vide de sensations, et revenir pleins de sensations et vide de préjugés. Si le succès de cet événement culturel ne se dément pas, avec plus de 20 000 participants sur trois jours, c'est qu'il permet aux visiteurs une certaine proximité avec les auteurs et créateurs. Ils peuvent croquer l'instant, sortir du virtuel, se confronter à l'altérité. Nous avons voulu cultiver cet aspect en bichonnant les carnettistes invités », qui sont effectivement invités car un « forfait tout compris » leur est offert par les organisateurs. Ils sont reçus, accueillis et intégralement pris en charge. Comme une marque de reconnaissance de l'accueil qu'ils ont pu recevoir lors de leurs voyages autour du globe. « L'ouverture au monde gagnera », tranche Eric Gauthey.


Léonie Ahrens

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22 janvier 2016 5 22 /01 /janvier /2016 15:57

Décembre 2009: après un voyage mouvementé, de Philadelphie à Lyon en passant par Francfort et Montbéliard, au hasard du troc des Prem's, me voilà de retour à Lyon. Mon appartement ne m'a jamais semblé aussi froid. Il m'aurait fallu une cérémonie d'accueil, des gens qui font une haie autour de moi en dansant à l'entrée de mon immeuble. Je fais ce que je peux pour mettre un peu de couleurs, à défaut de me sentir chez moi. Je récupère une télé grâce au réseau freecycle, un objet pourtant très convoité dans le monde de la gratuité internautique. Je suis juste tombée la première sur cet email. Voilà un objet qui m'est très étranger. Je ne regarde jamais la télé. Pourquoi donc est-ce que j'ai sauté sur l'occasion de m'en procurer une ? Sans doute une envie de ressembler à tout le monde. ça fait tellement longtemps que je n'en ai pas allumée que je ne sais d'abord pas comment m'en servir. Je dois me procurer une antenne. Une fois chose faite, j'appuie un soir sur le bouton et... je tombe sur un film d'horreur. Je reste tétanisée devant ce que je vois. Valérie Damidot guide des familles qui veulent vendre vite leur logement car ils ont eu l'idée saugrenue de s'endetter sur 25 ans auprès de banques qui financent le trafic d'armes international pour en devenir les propriétaires. C'est bizarre, mais bon. Je découvre que des couples, âgés de seulement quelques années de plus que moi, vivent dans des maisons étonnamment spacieuses. Encore plus fou, au lieu de partir en voyage ils se sont endettés pour un deuxième logement, sans même avoir vendu le premier. Enfin disons que c'est un autre type de voyage. Certains doivent vendre leurs habits pour payer leur crédit. Et à côté de ça ils travaillent du matin au soir ! Je tremble en voyant avec quelle aisance ces gens ont investi des murs de béton, dans les banlieues lointaines et sans âme de grandes villes anonymes. ça n'a pas l'air de les déranger le moins du monde. A quel point ils ont l'air de tenir à leur bien alors que moi j'ai toutes les peines du monde à supporter les quatre murs qui m'entourent. Valérie Damidot m'amuse cependant car elle donne des ordres aux artisans, demande au carreleur de préparer le café, au peintre de porter des trucs lourds... Je suis un peu fascinée par ce film d'horreur, si éloigné de mon quotidien. Parfois, je cache mes yeux quand l'émotion devient trop forte. "Il faut abattre la contre-marche des escaliers pour faire entrer la lumière dans le salon", ordonne-t-elle. Et tchac tchac, trois coups de barre à mine et c'est fait. La contre-marche a volé en éclats et la lumière entre dans le salon. Vu l'angle sous lequel c'est filmé, je me dis que pas de doute, la maison a vraiment gagné en cachet, et Sylvain et Nathalie arriveront bien à la vendre, leur baraque, sans être obligés de se faire un sang d'encre à chaque jour qui passe. C'est sûr qu'ils n'y pensent pas, au vaccin contre la fièvre jaune et aux promotions du National express. Après Sylvain et Nathalie, il y a l'histoire d'un couple qui veut simplement changer de logement et qui a surtout l'air de s'ennuyer dans la vie. Comme on me l'a dit plus d'une fois, je suis tentée de commenter: "Vous savez, si vous partez, vous emporterez vos problèmes avec vous où que vous alliez".

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12 juin 2015 5 12 /06 /juin /2015 21:56

Concours de nouvelles « Mémoire de famille » sur le thème 14-18.

Quand Ernest arriva dans son village natal avec les rescapés de sa garnison, le soleil brillait. Ils avaient marché quatre jours entiers depuis la caserne, jusqu'à retraverser la grande ville désormais détruite, longer les coteaux autrefois familiers dans le silence de l'hiver et retrouver le village qu'ils avaient quitté quatre ans plus tôt. Ce temps insolent énerva Ernest. Il n'avait pas pensé au retour. Pendant tous ces mois de guerre, Ernest n'avait pensé qu'à une chose : sa mort prochaine et certaine, identique, à peu de choses près, à celle de tous ces compagnons morts avant lui dans la boue des tranchées. Sa mort lui semblait alors d'une telle évidence que l'espoir même de revoir les siens un jour avait déserté son esprit. Oui mais voilà, Ernest n'était pas mort. Ernest aurait pu, aurait dû mourir, mais Ernest n'était pas mort. Il avait survécu, et avec lui Duriaux, Scantini et Droux, les seuls rescapés sur les vingt-sept gaillards qui avaient quitté le village quatre ans plus tôt.

Lorsque les maisons furent en vue, les quatre hommes, sans se concerter, firent une halte sous le grand chêne au bord de la route qui menait aux premières fermes. Pour se donner une contenance, Duriaux sortit sa gourde et but quelques gorgées de l'eau qu'ils avaient demandée quelques heures auparavant en passant devant une bergerie à moitié en ruines. Un vieil homme les avait regardés s'approcher. Quatre hommes épuisés, aux regards vides et aux uniformes bleu marine tachés de boue. Il était allé remplir leurs gourdes et les leur avait tendues sans un mot. Tandis que Duriaux buvait, Scantini laissa tomber sa besace à terre et, du bout de ses béquilles, se dégagea un espace entre les feuilles mortes avant de s'effondrer lui-même sur le sol. « Ne crève pas si vite, Scantini, il va encore falloir arriver chez nous », lâcha Duriaux, et cette allusion à la triste ironie d'être encore en vie leur arracha à tous un sourire. - Vous avez vu, dit Droux, le vieux Pujol n'a pas moissonné son champ. - Peut-être que son bœuf a clamsé, suggéra Scantini. - Ou qu'il l'a mangé, ajouta Duriaux. - Ou que le vieux est mort, reprit Scantini. Les quatre hommes contemplèrent un long moment le champ couvert de longues herbes mortes comme si l'image de cette végétation pourrissante allait leur apporter des réponses. Ernest se tourna alors vers ses compagnons : « Et maintenant, comment faisons-nous ? » Tous se regardèrent et virent au fond des yeux des autres le reflet de leurs propres doutes, un reflet si lourd, si profond, si insupportable que vite ils détournèrent leur regard. Comment rentrer chez eux ? Comment affronter le fait d'être encore en vie quand tant d'autres avaient succombé et ne reviendraient jamais ? C'était comme si soudainement le danger imminent qu'ils avaient côtoyé ensemble pendant cinquante mois s'était évaporé et les laissait là, désemparés. Eux qui s'étaient habitués à l'horreur se retrouvaient soudain face à l'angoisse inattendue de la survie. Arrivés si près de chez eux, ils se sentirent égarés, d'une désorientation si profonde que tous gardèrent le silence. Ils avaient longtemps fantasmé sur cet instant. Entre deux rondes, pendant qu'ils allaient au ravitaillement, ils parlaient de leurs femmes, de leurs enfants qu'ils n'avaient pas vu grandir. Les retrouver serait un miracle. Tu vas voir, je suis sûr qu'elle m'a attendu. Elle ne peut pas se passer de moi. Quand je rentrerai au village, je referai la charpente de la maison, elle en a besoin. Oui, il ne faut pas plaisanter avec ces choses-là. Imagine que le bois ait pourri et qu'une poutre tombe ! Pour se rassurer, ils se concentraient sur des détails. La vigne à tailler devant la fenêtre de la cuisine. Les foins, avaient-ils été rentrés ? Et le petit, avait-il déjà commencé à parler ? Est-ce qu'il me ressemble ?

Ils s'étaient attendus à tout pour leur retour au village, mais pas à ce que ça arrive réellement. Pas à ce que leur désespoir trouve un jour un terme. Ils n'avaient pas pu ou pas voulu imaginer ça : quatre hommes dans la fleur de l'âge mais blessés dans leur chair, épuisés par la marche, le froid et les privations, quatre hommes esquintés dans leur cœur et plaisantant à l'entrée du village qui les avait vu vivre comme des vieillards désabusés. Ils ne ressentaient que du vide en eux. Le triste spectacle de la jambe manquante de Scantini et de l’œil arraché de Droux étaient des rappels trop visibles et dérangeants de ce qu'ils avaient vécu. Même si ce n'en était qu'une infime proportion. Même si, en fin de compte, ces mutilations n'étaient pas tout ce que la guerre leur avait pris. Cette jambe, cet œil n'étaient qu'une jambe et qu'un œil, et ces bouts de corps manquants ne parlaient pas de tous les autres bout de corps manquants, tous les bras arrachés, les viscères éclatant des ventres, tous les crânes fracassés. Ils ne parlaient pas des vingt-trois manquants au bataillon. Tous ces noms, tous ces soldats tombés au champ, qu'on pourrait désormais honorer dans le confort des cérémonies, des salons, des mouchoirs. Mais eux, les soldats survivants, sentaient qu'ils partageaient là des souvenirs bien lourds, qui n'avaient pas leur place dans le champ du vieux Pujol, sur la place du village ou au café. Ils sentirent aussi qu'ils étaient désormais liés. Cette halte au retour de la guerre serait leur dernier souvenir de soldats commun. Ernest perçut le trouble chez ses compagnons. Ce moment lui semblait être un défi fait à ses souvenirs. Cette misérable effraction de la réalité dans son cœur lourd lui donna un instant envie de rire. Il était bien pouilleux, le retour des héros de la patrie ! En fait d'héroïsme et de gloire, Ernest fut le premier des quatre à comprendre que rien ne serait plus jamais comme avant.

Quand il l'aperçut, Ernest ralentit. Le village résonnait déjà de grands cris, de joie ou de surprise, d'effarement mutuel surtout. Les veuves et les orphelins lançaient des regards lourds de reproches aux rescapés. D'amers rictus hantaient leurs traits quand ils les saluèrent sur la place du village. Ernest progressait à petits pas résolus sur le chemin en terre, et Rose se tenait sur le pas de la porte de leur maison, les bras croisés. Elle avait l'air fatigué. Ses joues s'étaient creusées, son ventre arrondi lui parut très lourd, mais il reconnut tout de suite ces yeux bleu pâle, profonds, calmes, de cette dureté presque minérale que la guerre semblait avoir accentuée. Il ne sut d'abord pas comment l'aborder. Son ventre imposant de femme enceinte lui interdisait de la prendre tout de suite dans ses bras. Surtout, son regard transparent l'inhiba. Au fil des permissions, il avait vu sa Rose changer. La jeune femme passionnée et intransigeante qu'il avait épousée en 1912 s'était muée en une femme âpre à la survie, défendant farouchement sa maison, son lopin de terre et ses animaux. Ernest avait deviné que l'impérieuse nécessité de se nourrir et de se défendre s'était transcendée pour son épouse en un apprivoisement de sa propre force. Cela l'avait aidée à tenir. Aussi, quand ses yeux traversèrent ceux de Rose, il n'y vit pas une once du réconfort qu'il espérait y trouver. Il y lut un cri de rage muet. Ce fut elle qui rompit ce face-à-face la première en posant ses mains froides sur les avant-bras d'Ernest. Il reconnut ce geste, vaguement soulagé. « Tu es rentré », dit-elle simplement. Ses mains glissèrent vers les siennes, et par une légère pression elle l'entraîna à l'intérieur de la maison.

Rose avait réorganisé la pièce principale de manière à pouvoir y concentrer l'essentiel de ses activités. Les cageots de légumes et les sacs de charbon jouxtaient l'imposant poêle en faïence. Des étagères improvisées, faites de briques et de planches, abritaient quant à elle une pile de journaux, de la vaisselle et les travaux d'aiguille de Rose. Le long du mur, les chaises étaient disposées autour du poêle, comme protégées du monde extérieur par ce mur de victuailles et de matériaux. Ce mélange incongru irrita Ernest. « Mais pourquoi les sacs de charbon ne sont pas à la cave ? », siffla-t-il, trouvant dans ce prétexte un exutoire à son malaise persistant. - Ils sont trop lourds pour moi, répondit Rose, et comme tu n'étais pas là je les ai mis là où j'en aurais le plus besoin. Cette réponse le laissa coi. Elle l'énervait avec ses sacs de charbon. Certes ils étaient lourds, mais le nouveau visage qu'elle avait donné à sa maison lui déplut. Les choses n'étaient pas à leur place. Il ne la reconnaissait pas. Il laissa tomber son barda sur le sol et arpenta lentement leur demeure. Rose le suivit dans chaque pièce, sans un mot. - Vous avez fait bonne route ? » l'entendit-il dire dans son dos. Ernest soupira. Il avait quatre jours de marche dans les jambes et n'avait pas fait bonne route. La route avait bien failli avoir raison de lui, lui faire regretter son retour. La route avait été une défaite. Lui et ses compagnons s'étaient mépris sur l'accueil qu'ils allaient recevoir. En fait de respect solennel envers ceux qui s'étaient battus pour la liberté et l'avaient payé si cher, il trouvait sa femme murée dans une sorte de colère silencieuse. - Vous avez contourné le Mont qui pleure ? On pensait vous voir arriver hier, poursuivit Rose, et en terminant sa phrase sa voix trembla un peu. Il la regarda et perçut un infime tressaillement de son menton. - Eh bien, nous sommes là aujourd'hui, répondit-il sèchement. Le visage de Rose se ferma. - Je devrais accoucher très bientôt, lui apprit-elle, la sage-femme va passer tout à l'heure. - La sage-femme ? - Oui, Mathilde, de Briquicourt. C'est elle qui s'occupe des enfantements maintenant. - Mais depuis quand est-elle sage-femme ? N'était-elle pas chiffonnière au départ ? - Si, mais quand la vieille Rosalie est morte, il ne s'est trouvé plus personne pour accompagner les femmes en couches de chez nous. Leurs maris étaient parfois morts. Alors Mathilde nous a tous surpris en nous apprenant que sa mère lui avait appris à mettre au monde les enfants. - Une chiffonnière s'occupe maintenant des enfantements ? - Oui, et elle le fait très bien. - Mais va-t-elle venir nous déranger ce soir alors que je rentre de la guerre ?! s'énerva Ernest. - Tu préfères que je reste sans soins à quelques jours de mon accouchement ? répliqua Rose en une pique qu'il reconnut enfin. La répartie de Rose le laissait déjà désarmé, avant la guerre. - Mais elle peut venir demain, non ? - Non, je lui ai dit de passer ce soir, et ainsi tu la rencontreras. Ernest sentit qu'il ne gagnerait pas sur ce terrain. Imaginer une étrangère, dans sa maison étrangère, avec sa femme devenue une étrangère, lui était pénible alors qu'il n'avait qu'une envie : que Rose se blottît contre lui et lui dise à quel point il lui avait manqué, qu'elle avait eu aussi peur que lui. Mais ce n'était pas de la peur qui transparaissait chez Rose. Elle était devenue distante.

Le lendemain, le maire les recevait. Dans son bureau glacial, l'atmosphère empesée parut d'emblée insupportable à Ernest. Le maire se tordait les mains devant eux, s'épanchant en poncifs qu'il n'écoutait que d'une oreille. « A vous qui avez combattu pour la nation… je tiens à exprimer au nom de tout le village notre gratitude… les hommes comme vous doivent être un exemple pour les jeunes générations... ». Quand le maire lui tendit la main, Ernest eut un instant d'hésitation. Le vieil homme courbé devant lui n'exprimait que la surface d'une gratitude, l'ébauche d'une reconnaissance. Il lui sembla soudain à mille lieues d'Ernest, à mille lieues des obus et des explosions. Jamais une bombe n'avait atterri à quelques mètres de lui. Jamais il n'avait vu un cheval éventré tomber à terre. Aussi Ernest se saisit-il de sa main avec quelque renoncement. Le dégoût fit son chemin en lui. Il serra alors la main du maire, qui lui lança un regard surpris, dans sa paume valide de jeune homme. Un peu rudement, Ernest lui demanda : « L'ancien combattant vous remercie de votre gratitude, Monsieur le Maire, mais quand vais-je récupérer ma place ? » - Mais… vous êtes chez vous, mon ami. - Ah oui ? Vous êtes sûr ? Dans la foule présente, quelques regards se tournèrent vers lui, gênés. Seuls les visages narquois de Droux, Duriaux et de Scantini, appuyé sur sa béquille, lui adressèrent une muette approbation. - Vous devez être épuisé par votre longue route, mon ami, repris le maire en retrouvant son ton paternel. Puis il s'adressa de nouveau à la foule, ignorant Ernest. « Allons donc maintenant faire le tour de tout ce qui doit être reconstruit. La tâche sera rude, croyez-moi, et chacun pourra en prendre sa part ». Il lança un dernier regard qui se voulait bienveillant à Ernest, mais sans le regarder vraiment, et descendit les escaliers de la mairie sous le fronton de laquelle on avait accroché un drapeau tricolore.

La cohorte des rescapés, des orphelins et des veuves de guerre trottinait sous le crachin. Le maire, à l'avant de la colonne, ponctuait la marche de commentaires « Nous allons reconstruire la grange de Lucienne pour garder les récoltes ». Essoufflé, il montra un tas de pierres : « Ici serons logées trois familles », puis, à la sortie du village, près du grand chêne, il se tourna vers Ernest et lui dit « nous avons voulu le couper pour construire des poutres, mais comme c'était le plus vieil arbre du village, nous l'avons gardé à titre symbolique. A la place, nous avons fait une coupe dans le bois de Fausses-Reposes. ». A cet instant, tandis que le maire lui parlait, la réalité pour Ernest s'évapora. A la seconde d'avant, il écoutait, les dents serrées par la colère et l'amertume, le vieil édile bedonnant. Et puis c'est comme si Ernest était sorti de son corps. Il se sentait toujours présent physiquement, mais son âme, ses émotions, avaient quitté la lourdeur terrestre. L'Ernest qui ressentait était allé se nicher quelque part, dans quelque endroit secret où les hommes disparaissent quand le présent trébuche devant sa propre absurdité. Ernest observa fasciné ce changement qu'il semblait être le seul à percevoir. Il ne sentait plus rien. Il y avait toujours un démobilisé écoutant la logorrhée lénifiante du maire. Oui, quelqu'un était là, quelqu'un qui lui semblait être lui, qui avait sûrement été lui dans un passé lointain. Mais ce quelqu'un était brusquement devenu une enveloppe vide. Ernest enfonça ses ongles dans ses paumes pour vérifier qu'il existait toujours. Il sentit la légère morsure dans sa chair, mais était-ce bien ses mains, sa chair ? Il lui sembla que tout d'un coup plus rien n'était fiable. Ses jambes le portaient, mais était-ce bien les jambes qui l'avaient vu courir sur les champs de bataille ? Il ne les reconnaissait pas. Il contracta ses épaules : oui, elles étaient bien là, noueuses, tendues, mais il ne reconnut pas ses épaules non plus. Ce ne pouvaient pas être les mêmes épaules qui avaient soutenu sa tête ces dernières années. Ces épaules-là, cette tête-là étaient ailleurs, tout son être s'en était allé dans un endroit plus hospitalier, et ce qui restait là, debout dans la boue, sous le crachin, ce qui restait, il ne savait pas ce que c'était. Une main toucha une tête, arracha quelques cheveux. Le bras retomba. Ces cheveux étaient morts eux aussi. Entre ces doigts il y avait les cheveux d'un homme, des cheveux châtain, sans intérêt, sans but, sans vie. Ce corps n'avait plus aucun sens. Ce qui restait encore là, à observer la scène, fut le témoin d'un drastique assèchement du monde. La foule autour de lui n'était plus une foule d'êtres humains fatigués, pressés de se mettre à l'ouvrage, mais un tas de mouvements, de visages, de pas, de gestes éparpillés. Plus de trace de vie humaine dans cet amas de corps grelottants et soupirants. La cohérence des choses avait volé en éclats. Une bourrasque de vent interrompit le flot de paroles du maire. Ce qui avait été Ernest sentit la bourrasque mais Ernest lui-même ne sentit pas la morsure du froid. Il vit la chair de poule naître sur la peau de ses bras mais Ernest n'avait plus ni froid, ni mal, ni faim, ni sommeil, et il sentait que cet état allait perdurer encore longtemps.

Les jours passèrent, et chacun s'attela à la tâche impossible de reprendre la vie comme avant. Ses souvenirs obsédaient Ernest. Il s'arrangeait pour aller se coucher quand Rose, épuisée par ses longues journées passées à s'occuper du potager, des animaux et son travail à la fabrique, s'était endormie. Il marchait de long en large dans le salon et quand il entendait enfin son souffle régulier dans leur chambre, il s'approchait d'elle une bougie à la main et la regardait. Le visage de Rose, dans son sommeil, perdait de sa dureté. Il aurait voulu avoir accès à elle, lui dire combien il avait espéré la revoir, que ce masque de froideur dont elle se parait comme une armure dégèle enfin. Mais l'armure restait en place et Ernest se sentait alors en proie à ses démons. Les souvenirs le tourmentaient. Le visage de la violence avait pris de multiples formes, mais il n'était jamais aussi implacable que dans son sommeil. Ernest redoutait la nuit. Il mettait beaucoup de temps à s'endormir, et régulièrement se réveillait le cœur battant à tout rompre, nageant dans sa sueur.

Après une autre nuit sans sommeil, Ernest arriva devant le bois. Les hautes cimes des bouleaux tanguaient au rythme des coups de vent. Leurs branches sombres se détachaient sur le fond du ciel gris, ondulant doucement. Ernest fixa son attention sur ces branches. Il les voyait, mais elles lui semblèrent ne plus exister. Un jour, il y a longtemps, ces branches avaient eu droit à toute l'attention, intacte, gorgée d'émotions, d'Ernest. Il aimait se promener vers le bois et admirer leurs silhouettes au coucher du soleil. C'était avant la guerre, avant que des hommes politiques décident que son corps devait aller au front. Cette époque lui semblait désormais inaccessible. Toute tendresse avait disparu de cette vision. Les branches des bouleaux n'étaient plus que l'ossature sèche et stérile d'un monde tout aussi sec et stérile, jusque dans ses plus improbables recoins. La sève du monde avait disparu. Ernest n'aurait jamais cru qu'une telle chose fût possible un jour : il était vivant dans un monde mort. Où qu'il tournât la tête, le même pathétique spectacle d'êtres insensés, de visions absurdes s'offrait à lui. L'anesthésie complète de tous ses sens le mortifiait. Comment donner le change ?

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15 mai 2015 5 15 /05 /mai /2015 17:53

Je suis tombée sur Laurent dans la cuisine d'une auberge de jeunesse de Medellín.

Quand on voyage à droite à gauche (dans mon cas à travers la Colombie), les amis restés au pays nous disent parfois que nous faisons des choses incroyables, hors du commun... Et on tombe toujours sur quelqu'un qui pour le coup semble vraiment faire quelque chose d'incroyable.

Laurent voyageait depuis cinq ans, au bas mot. Dans une vie antérieure, il était travailleur social en Belgique. Et puis, il y a eu ce moment de basculement où il a décidé de partir plusieurs mois en Afrique, puis en Amérique latine. Au Togo,un ami lui a offert/vendu deux petites statuettes en corne représentant un homme et une femme. Il a dit à Laurent que où qu'il aille il se sentirait chez lui s'il voyageait avec elles.

Alors, depuis, Laurent les emporte partout avec lui. Surtout, il les a intégrées à tous ses grands-soirs-d'avant-les-départs. En effet, faire son sac à dos avant de partir pour un périple de plusieurs mois n'est pas qu'une affaire logistique. Il faut tout préparer pour que la veille du départ tout (ou presque tout, en général il manque toujours un truc) soit prêt à empaqueter: vêtements, couverture, affaires de toilette, passeports et papiers multiples, clé USB, carnet de voyage, cadeaux...

Le moment venu, Laurent entre dans un état particulier. Il allume un bâton d'encens et se sert un verre de vin. Il pose ses statuettes dans un coin de la pièce pour qu'elles l'observent préparer son départ. Le sac se remplit assez vite, et Laurent le réorganise, le jauge, le ferme et le rouvre pour en vérifier le bon assemblage. Un peu ivre, Laurent met de la musique dans la pièce et ses gestes s'accordent avec son rythme. Il commence à visualiser les jours à venir, ailleurs, loin, dans la chaleur tropicale d'un quai de gare vietnamien ou l'humidité torride de la saison des pluies panaméenne. Pour l'instant il est encore dans l'atmosphère douillette et rassurante d'une maison connue, mais mentalement il est déjà en train de voyager. Il dépose chaque paquet dans son sac avec une certaine solennité. Tous ces objets gagnent, avec ce rituel, un caractère mouvant. Désormais ils vont le suivre partout où il ira, ils l'accompagneront dans leur pesanteur et leur fonctionnalité. Humble humain jeté sur les routes, Laurent sait que lui et son sac dépendront l'un de l'autre, qu'ils doivent constituer un tout cohérent face à leur vulnérabilité de voyageurs. Alors chaque geste est chargé de sens.

Quand tout est prêt, enfin, Laurent se saisit des statuettes et les met dans le sac avec le reste de ses affaires. Puis il le ferme. Il termine son verre de vin, éteint le bâton d'encens et, un sentiment de plénitude au fond du ventre, il part se coucher pour une courte nuit.

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22 octobre 2014 3 22 /10 /octobre /2014 00:39

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10 avril 2014 4 10 /04 /avril /2014 23:42

 

 

Cristo Rey est un quartier (réel) de Santo Domingo, capitale de la République dominicaine. Jocelyn est une super jolie nana et la petite soeur d'El Bacá, le caïd du quartier qui, recherché par la police, se terre dans son antre d'où il gère trafics divers, expéditions punitives contre les balances et recrutement de ses collaborateurs. Janvier est un jeune Dominico-Haïtien au coeur pur, mais sans papiers. Il est manifestement en conflit oedipien avec son père dominicain (et blanc) mais non clandestin, et vit avec sa mère haïtienne, sans-papier elle aussi et qui se fait déporter de l'autre côté de la frontière à la première incartade du film avec la police.

Janvier se retrouve donc livré à lui-même mais, touche-à-tout et astucieux, il est recruté par el Bacá pour devenir garde du corps de sa petite soeur. La réalisatrice Leticia Tonos Paniagua, première femme réalisatrice dominicaine, se fait un malin plaisir de glisser dans son film tous les clichés anti-haïtiens: lors d'une visite de Janvier chez elle, Jocelyn lave et frotte à grande eau le verre qu'il a utilisé. Elle a entendu toute son enfance que si elle se tenait mal, un Haïtien viendrait l'emmener. Enfin, c'est bien connu, tous les Haïtiens se ressemblent et peuvent être intervertis, terrible postulat niant la particularité (et donc l'humanité) de chaque individu appartenant à ce peuple. Ce sera la clé de la trahison de Rudy, l'amoureux éconduit de Jocelyn, et de la fin tragique du film.

Si ce synopsis vous dit vaguement quelque chose, il faut aller chercher du côté de Shakespeare car la trame de cette histoire est bien sûr ccristorey.jpgelle de Roméo et Juliette, revisité dans le contexte des tensions politico-socio-raciales de Saint-Domingue, ses rafles policières, ses quartiers pauvres et ses logiques de contrôle mafieux des territoires les plus abandonnés par la puissance publique. 

 

Ce film a été présenté dans le cadre du Festival de Cinéma de Panamá. à Panama City où je vis actuellement, et m'a incitée à sortir ce blog de sa léthargie. Le contexte politique dans lequel il se situe n'enlève rien à la fraîcheur des personnages. Même si vous ne connaissez rien à la République dominicaine et ne brûlez pas d'envie d'en savoir plus, l'histoire d'amour entre Jocelyn et Janvier et son scénario innovant (blague) sauront vous charmer et vous donner un apercu de ce passionnant pays injustement boudé par les intellectuels.

 

En plus, Leticia Tomos Paniagua était présente ce 4 avril 2014 à Multiplaza pour répondre aux questions des spectateurs ! Le film a eu beaucoup de succès pur un film intello en République dominicaine (6000 entrées à Saint-Domingue) et on lui souhaite de pouvoir éveiller les consciences là-bas et ailleurs. 

 

 

 

Laetitia Tonos Paniagua (assise) et les acteurs jouant Rudy, Jocelyn et Janvier.Leticia_tonos_paniagua.jpg

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